par Ron Samson
Après avoir travaillé plus d’une décennie dans le domaine du perfectionnement de la main-d’œuvre – où j’ai conçu et évalué de nombreuses initiatives – ainsi que dans le cadre de mon poste actuel chez Magnet où je dirige une équipe chargée d’analyser l’information sur le marché du travail (IMT), je constate que l’avenir du travail est toujours présent dans nos esprits. J’ai récemment agi à titre de modérateur lors d’un panel sur la prochaine vague d’IMT au Canada et sur sa pertinence pour les Canadiens et Canadiennes. Je suis toujours fasciné par le parcours individuel qui amène les gens à choisir un emploi en particulier, à embrasser telle ou telle carrière ou à suivre une vocation, et par l’évolution constante de notre compréhension du travail. J’entends depuis très longtemps les chercheurs nous annoncer une époque futuriste où d’innombrables travailleurs seront au chômage tandis que d’innombrables emplois ne requerront plus les services de travailleurs, en raison de l’intelligence artificielle, de l’automatisation et des innovations perturbatrices.
Bien que ces prédictions puissent renfermer quelques parcelles de vérité, elles sont souvent inexactes, voire inutiles pour la planification de carrière et elles ne doivent pas être confondues avec l’IMT. Ce que nous savons est que, en général, l’éducation se révèle payante à long terme quant aux perspectives d’emploi et à la courbe des revenus. Toutefois, lorsqu’il s’agit de savoir quels emplois vont connaître un essor, comment les industries vont progresser et quelles seront les conditions économiques dans des secteurs spécifiques, personne ni aucun outil ne peut prédire l’avenir avec certitude.
En voici une preuve : depuis une dizaine d’années, on nous dit que le métier de camionneur est appelé à disparaître et que ce type de travail sera automatisé d’ici 2025. Pourtant, nous n’avons jamais eu autant besoin de camionneurs depuis la Seconde Guerre mondiale. Partout au Canada et ailleurs dans le monde, une grave pénurie de camionneurs a des répercussions néfastes sur la chaîne d’approvisionnement et sur le secteur de la logistique. À longue échéance, les prévisions concernant de nombreux emplois comme celui de camionneur ne sont pas particulièrement bonnes, alors qu’ils font toujours l’objet d’une forte demande sur le marché du travail. C’est là un paradoxe qui envoie des signaux contradictoires aux chercheurs d’emploi et aux intervenants de l’écosystème du développement des compétences. Le problème, c’est que nous ne savons pas réellement ce qui va se passer ni quand d’éventuels changements se produiront. Ces emplois continueront-ils d’être stables, disparaîtront-ils, nécessiteront-ils une adaptation de leurs fonctions et de leurs compétences, ou même augmenteront-ils en nombre?
Ainsi, la question que je me pose est la suivante : comment doit-on s’y prendre pour affronter les réalités de la main-d’œuvre d’aujourd’hui, tout en développant une compréhension des besoins émergents du marché du travail? L’IMT a ses limites, mais sans elle, nous risquerions de prendre des décisions à l’aveugle. C’est là que la véritable valeur des données prend tout son sens pour l’ensemble des intervenants des milieux de l’emploi, de l’enseignement et de la formation.
L’IMT peut aider les décideurs politiques à déterminer dans quel domaine sévit une pénurie de main-d’œuvre et à cerner les besoins à plus grande échelle, en vue de prendre des décisions qui toucheront l’ensemble du système. Elle peut fournir de l’information aux administrateurs dans les secteurs de l’emploi, de l’enseignement et de la formation relativement aux nouveaux besoins en formation et aux compétences les plus recherchées. Elle peut aussi permettre aux chercheurs d’emploi et aux étudiants de mieux comprendre les possibilités d’emploi et de carrière, de même que les exigences connexes en matière de compétences.
Bien que l’IMT soit prometteuse, elle peut être mal interprétée et ses données sont limitées. De plus, les données en elles-mêmes ne suffisent pas pour traiter les problèmes systémiques liés au perfectionnement de la main-d’œuvre, en particulier ceux liés au racisme, à la discrimination, à l’inclusion en milieu de travail, à la décence des conditions de travail et à l’équité salariale. Si l’IMT peut servir à évaluer la portée et l’ampleur de ces enjeux et à en surveiller les progrès, elle ne peut cependant pas servir à créer les politiques, les interventions et les changements sociétaux nécessaires à l’éradication des injustices et des inégalités au sein du marché du travail. Elle peut aussi permettre aux chercheurs d’emploi et aux étudiants de mieux comprendre les possibilités d’emploi et de carrière, de même que les exigences connexes en matière de compétences.
En pensant à l’IMT, nous devons garder en mémoire que les décisions d’emploi ou de carrière d’une personne découlent d’un choix individuel influencé par divers facteurs. Mentionnons à ce titre les intérêts, les aptitudes, le contexte économique, les possibilités d’avancement et d’autres aspects liés à l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie privée, à la santé mentale et au bien-être. Ces points sont plus importants encore en ce qui concerne les populations marginalisées et leurs expériences vécues. L’IMT ne peut à elle seule résoudre tous les problèmes du marché du travail. Mais dans un monde où l’abondance de l’information nous permet de prendre des décisions sur à peu près tout, nous devrions à tout le moins avoir accès à de l’information de bonne qualité, propre à faciliter l’une des décisions les plus fondamentales de la vie.
L’élaboration, par le système canadien de développement des compétences, d’outils d’IMT axés sur l’utilisateur n’en est encore qu’à ses balbutiements. Néanmoins, cette nouvelle orientation audacieuse, qui consiste à ouvrir l’IMT au plus grand nombre et à adopter des approches conceptuelles afin de mettre au point des solutions novatrices, peut offrir un vaste éventail de possibilités inédites. Il s’agit d’un pas essentiel, qui nous permettra de mieux saisir quel est le type d’IMT dont les différents utilisateurs ont besoin, quelle est la façon la plus efficace de l’exploiter et quelles sont ses limites. Je me demande alors : comment pouvons-nous incorporer plus efficacement l’IMT dans nos pratiques? Tout bien considéré, plus nous utiliserons une IMT précise, plus nous serons aptes à prendre des décisions éclairées qui aboutiront à de meilleurs résultats pour les étudiants, les chercheurs d’emploi et les employeurs.
L’IMT est une ressource formidable qui est constamment améliorée. Comme dans le cas de l’économie, il est difficile de prévoir où elle nous conduira dans les années à venir. Vivrons-nous dans un monde où l’IMT, les algorithmes de jumelage, l’intelligence artificielle et les nouveaux outils réduiront la nécessité pour les humains de dispenser du soutien professionnel? Peut-être. Mais les probabilités en sont moindres que celles de vivre dans un monde sans camionneurs. En tant que nouveau père soucieux de l’avenir de son enfant, je donnerais au travailleur en devenir les mêmes conseils que j’ai reçus de mon propre père : poursuis tes études, fais quelque chose qui te plaît, acquiers une expérience de travail, recherche des mentors, quitte les emplois qui te causent un préjudice physique ou mental excessif et n’oublie jamais que si le travail est important, il n’est pas tout. Tu dois donc aussi aspirer à une vie épanouie. Et bien sûr, si tu prends des décisions éclairées, tu as plus de chances de réussir.